17 août 2011

Camp, crèveras-tu ?

Je me satisferais bien de quelque bouc émissaire. Petit tour humiliant sur la sellette avant l’appel à neutralisation physique. Facile à faire croître, à entretenir chez des peuples aux espoirs en fonte vertigineuse. Foutre son poing dans la tronche de ces banquiers joueurs de casino-bourse ; dynamiter les agences de notation, délétère dopant du panurgisme financier ; écharper les spéculateurs sans foi et aux lois d’exception… Faciles responsables de notre bord du gouffre.

Des décennies de complaisance démocratique ont laissé filer les déficits : la fin des Trente Dispendieuses passe par la mise forcée de notre système redistributif à l’aune de nos moyens réels. La douloureuse affaire est collective et ne peut se résumer à la mise au ban de la société d’une fraction d’elle.

Sujet collectif et européen. Depuis 2005, l’Union a perdu son souffle. Une minorité du peuple européen a décidé qu’il n’y aurait pas l’amorce du pas politique proposé, pour des raisons aussi variées qu’incompatibles, et depuis plus rien, stagnation technocratique.

A l’heure grave d’un possible effondrement du système économico-financier, plus le temps de complexifier les positions : soit chaque pays reprend sa souveraineté pleine et entière, monnaie comprise, pour vivre son nationalisme social avec les moyens que lui laisseront ses finances publiques, soit nous programmons le fédéralisme comme inéluctable voie de salut couplée à une austérité solidaire des peuples.

A chacun son camp. On peut croire, comme la Le Pen qui nous bassine, aux vertus miraculeuses d’une sortie de l’Euro. Je voudrais voir la tronche de ses partisans cinq ans plus tard lorsqu’ils iront, pour ceux en ayant encore les moyens, payer leur pain avec une brouette de francs tellement indépendants qu’ils en auront réussi à s’affranchir de toute valeur pécuniaire viable. En route pour le nouveau nouveau Franc ultra light, idéal pour faire maigrir son peuple…

Se souvenir que l’Euro n’avait de sens qu’avec une gouvernance politique forte. Successeur logique d’une Communauté européenne du Charbon et de l’Acier qui a vacciné contre une nouvelle guerre le Continent en cicatrisation. Réussite totale avec même le luxe d’intégrer les ex pays de l’Est avant d’avoir changé les institutions : erreur historique que nous payons depuis et qui risque de mettre en péril ce grand œuvre de civilisation faute de rappel préservant du délitement.

Tout cela se culbute dans mon crâne et je grimpe vers le Konzentrationslager Natzweiler-Struthof. A gauche, la « lanterne des morts » : arrêt ému devant ce sanctuaire où la terre et le gazon recouvrent les cendres des victimes de cette solution érigée comme finale – « Endlösung, sa beauté ruisselante » dit Les Bienveillantes. Vies sacrifiées pour satisfaire le concept, pour servir l’idéologie… Faire mourir pour ses idées, l’idée est effrayante, mais inhérente aux assoiffés de pouvoir.

Je passe la monumentale entrée de bois et de barbelés qui m’écrase de son passé. Là, l’espace m’accroche à la gorge : dans ce large cocon vert en pente, des baraquements lugubres. Il faut descendre en longeant le « ravin de la mort ». Scruter l’endroit verdoyant, scruter davantage pour y ressentir les corps qui s’effondrent sous les rafales. Ne rien négliger pour ne pas se faire surprendre par le pire alors inéluctable…

Au bas, deux blocks. A droite, celui où l’on expérimente, où l’on torture, où l’on crame ! Rester un peu, la nausée montant à soixante-dix ans de distance. A gauche, un peu en retrait, le block cellulaire pour détenus réfractaires. On entasse dans des cellules ou, pour les plus subversifs, on laisse crever dans des geôlettes individuelles. Sophistication de l’atroce : un volume et une surface ne permettant ni la station debout ni la position assise. L’entre-deux insupportable pour faire expier le responsable désigné, la vermine source de nos maux…

Au soleil déclinant, j’ai laissé cette concentration de l’abomination incarnée pour choisir mon camp : loin du doctrinaire simpliste aux remèdes affriolants.

(Photos prises par L. Decrauze)

Chronique publiée sur Agoravox et Le Monde