24 février 2016

L'humanisme médical, ça vous grattouille ?

La pratique médicale du docteur Knock (Knock ou le triomphe de la médecine, pièce de Jules Romains, 1923) se fixe comme impératif de déceler le malade qui sommeille chez tout bien portant, incarnant ainsi la ligne anti-hippocratique de la démarche de soin. Le professeur Louis Portes, ambivalent président du Conseil supérieur de l’Ordre des médecins de 1942 à 1956 résume une tout autre philosophie thérapeutique qui doit régner lors d’une consultation, moment privilégié entre le soigné et le soignant : "une confiance qui rejoint librement une conscience". Le second, selon cette approche, devrait être reconnu et accepté par le premier pour l’exercice éthique de son savoir. La symbiose d’un patient s’en remettant totalement à la déontologie du médecin est-elle concevable pour la médecine contemporaine ?
Si l’impératif humaniste demeure un objectif de tous les instants dans cette discipline, les contraintes cumulées s’érigent comme autant de rappels à ce que doit être l’âge réaliste d’une médecine idéalisée.

L’humanisme, tel que défendu par Montaigne ou Rabelais, exige de considérer la personne humaine comme une fin. L’acte de soin, par essence, relève de cette attention de chaque instant. Raoul Dautry, en 1929, dans une allocution aux médecins du Réseau de chemin de fer de l’Etat, rappelle un principe professionnel fondamental : « (…) la meilleure façon de bien exercer son métier est de vivre quelque chose de plus grand que le métier lui-même ». Ce souci d’une démarche englobante trouve son écho antique chez Hippocrate de Cos : son serment amorce l’éthique d’une démarche médicale qui s’abstient « de tout mal et [de] toute injustice ». Le Conseil de l’ordre des médecins, loin de délaisser ce message primordial, lui a conféré un statut référentiel, à l’image de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans le domaine politique, et sa formulation sacralise l’humanisme exigé du soignant : « Je ne tromperai jamais leur confiance et n’exploiterai pas le pouvoir hérité des circonstances pour forcer les consciences. »
Au-delà de l’attitude humaniste propre au thérapeute, c’est bien le lien cultivé entre médecin et patient qui parachève le modèle de la démarche de soin à suivre lors d’une consultation, instant révélateur de l’état éthique de notre médecine.
Sans verser dans la dévotion évoquée dans Le Docteur Pascal d’Emile Zola (« Ces pauvres gens lui serraient les mains, lui auraient baisé les pieds, le regardaient avec des yeux luisant de gratitude ») le rapport entre ces deux êtres, en rencontre médicosociale, ne peut tolérer la méfiance. Certes, nous ne sommes plus à l’époque paternaliste de la médecine qui infantilisait le patient, mais pour que cette « confiance » trouve un répondant sincère, il faut qu’en face une « conscience » se dessine afin d’intégrer la complexité des ressentis de celui qui consulte. Kant prônait la réceptivité à la souffrance dans une distance maîtrisée et la mise en commun de la parole mutuelle. Là réside tout l’équilibre humaniste de la consultation.
Cette approche humaine offre à la discipline médicale l’opportunité de prendre en compte le discours du patient, tant dans son contenu que dans sa façon de l’exprimer. Cela contrecarre le portrait que Celse (Ier siècle) avait fait du chirurgien, technicien hors pair mais imperméable à son alter ego soigné : « il doit tout faire comme si aucune plainte du patient ne l’affectait ». Le patient ne peut plus être, aujourd’hui, celui qui endure sans mot dire. L’humanisme requiert l’écoute analytique, laquelle facilite le diagnostic et améliore la qualité de la décision thérapeutique. Le ressenti du soigné participe donc bien à l’élaboration de ce qui doit ressortir d’une consultation, premier acte déterminant d’une maïeutique médicale.
Tous ces préceptes déontologiques, que le plus célèbre représentant de l’École de Cos ne renierait pas, ne peuvent trouver leur envergure moderne qu’en tenant compte des contraintes actuelles, lesquelles donnent un visage plus réaliste à cet humanisme invoqué.

Les outils techniques à disposition du soignant se sophistiquent et se diversifient au point de parfois phagocyter la part de l’humain dans le processus de soin. Le philosophe grec Platon rappelle que la médecine est une « teknê » qui, tout comme l’éducation, figure parmi « les Arts du Salut ». La facette technique ne peut évidemment pas être ignorée : il revient au médecin de la contrôler afin que cette aide précieuse, mais sans âme, ne porte pas atteinte à ce qu’il convient de sanctuariser comme dimension relationnelle et, au contraire, s’articule avec cette dernière pour une bénéfique complémentarité. Nicole Lafont (interniste et psychiatre) ajoute, dans une formule incisive, que le médecin doit, à tout prix, éviter de devenir « l’outil de ses outils ».
Là où la maîtrise du médecin s’amenuise, au point parfois de détériorer la consultation, c’est face aux pressions économiques et aux tâches administratives croissantes qui grignotent ce temps médical essentiel, aujourd’hui un gros quart d’heure en moyenne par patient selon une enquête (2006) du ministère de la Santé. L’organisation financière du système de santé s’accommode, depuis des décennies, d’une situation déficitaire : certains prévoient un déficit annuel de l’assurance maladie de 100 milliards d’euros en 2020 (DEA de Florian Mayneris à l’EHESS sous la direction de Thomas Piketti, 2004). Sans prise en compte humaine dans le processus soignant, la réalité financière pourrait atteindre gravement notre généreux système de santé. La bonne gestion des deniers publics ne s’oppose d’ailleurs pas au respect du patient, lequel peut, en parallèle, comme citoyen, apprécier la manière dont ses prélèvements sociaux sont utilisés par le secteur médical.
Cette exigence, qui sort la médecine d’une tour d’ivoire éthérée, se retrouve sous une forme plus contestable dans ce que le patient attend de son médecin, influencé par la consultation préalable de sites sur Internet qui peuvent faire germer ou hypertrophier une hypocondrie latente chez l’internaute-patient au point, parfois, de pratiquer l’automédication. Là se niche l’atteinte la plus grave à la confiance qu’un patient devrait avoir pour son interlocuteur sachant dans l’univers réel. Le pseudo savoir glané sur la toile parasite le contenu de la consultation en obligeant le médecin à déconstruire les apriorismes de l’impatient ausculté. Cette factice connaissance pollue la médecine humaniste par une suspicion pavlovienne qui incite, parfois, à saisir la juridiction compétente. C’est donc aussi au patient de respecter les règles du contrat déontologique qui régit toute consultation, sous peine de rendre adversatif et contreproductif cet instant crucial d’échanges.

 « L’humanisme médical doit vivre avec son temps » rappelle l’Académie de médecine. Il lui faut trouver une voie en phase avec les impératifs qui font de cette activité humaine l’une des plus sensibles aux évolutions socio-économiques. Ce chemin doit être balisé en responsabilité partagée, même si le soignant, en « conscience », insuffle une orientation décisive.
L’humanisme survivra-t-il, en médecine, lorsque le diagnostic sera à la portée de l’intelligence artificielle consultable à distance à tout instant pour une performance désincarnée ?